Vivre sans eux (2)
Novembre approche. Les jours raccourcissent et le temps se refroidit. Avec le changement d'heure, souffle un vent de déprime : ça y est, c'est l'hiver. Et c'est parti pour durer. Heureusement, pour me remonter le moral, il y a les fêtes. En ville, j'adore les paillettes et les dorures des décorations de Noël, les illuminations dans les rues et les sapins de Noël devant la porte de chaque magasin. Je passe un temps infini dans les boutiques, à scruter le moindre objet, à craquer pour des babioles, à empaqueter des choses à offrir.
Sauf que moi, à Noël, je n'ai pas grand chose à fêter. Ça fait plus de dix ans que je ne vois plus ma famille. Je rassemble des cadeaux pour des amis qui, eux, passent Noël dans leur famille à eux. Cadeaux que je distribuerai à la sauvette, entre deux portes, à des gens qui vont fêter ailleurs, et qui me diront, sur le ton des confidences: "Tu sais, la famille, il n'y a rien de plus chiant... je préfèrerais mille fois fêter Noël entre amis, avec toi."
Moi, je préférerais mille fois avoir une famille, une vraie, une qui ne m'aurait pas maltraitée, violée, puis larguée seule face à la vie. Je préférerais avoir une famille, même chiante, même connasse, même rabacheuse et pleine de conflits, plutôt que cette "association de malfaiteurs" qui m'a détruite et que j'ai dû fuir. Et je préférerais que Noël soit une fête ou au moins un semblant de fête, plutôt que le rappel, chaque année du mal qu'on m'a fait.
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Parce que vivre sans eux, évidemment, même si ça permet de se reconstruire, ça n'a pas que des bons côtés. Vivre sans famille, c'est tout de même un vide concret, qu'il faut assumer.
La première chose à laquelle on pense, ce sont les fêtes et toutes les occasions de rencontres familiales. Il va falloir inventer, faire preuve de créativité pour vivre Noël autrement, Pâques autrement, les vacances et les anniversaires autrement. Heureusement les amis sont là. Ils y pensent. Ils nous invitent. Il y a aussi le bénévolat. A vingt ans, je m'inscrivait toujours pour des initiatives, genre "grand repas de Noël avec les sans abris". Ça occupe et ça fait oublier. Ce qui est bien (mais ce n'est pas mon cas), c'est d'avoir un travail où on est la bonne collègue, prête à assumer la garde de Noël et celle du lundi de Pâques... en contrepartie, on pourra prendre nos vacances quand on veut.
Ce qui manque aussi, c'est la solidarité d'une famille. Qui va venir nous aider, le jour du déménagement? Qui ira rechercher la petite, le vendredi après l'école, quand on a une réunion et qu'on ne peut pas le faire soi-même? Sans compter la solidarité financière. Un ex-enfant maltraité ne peut compter que sur ses propres forces car le papa qui a violé ne va certainement pas payer les factures des hospitalisations destinées à réparer les séquelles du mal qu'il nous a fait. Injuste? Très! Mais comment faire autrement? A mon ancien prof de français, qui me faisait remarquer que j'étais très courageuse, je me suis entendue répondre: "Vous savez, ma vie, c'est marche ou crève. Ce n'est pas une question de courage, c'est juste que je n'ai pas le choix."
Je crois qu'il est possible de mettre en place des éléments qui permettent de faire face à ce manque, mais il ne s'agira que de réponses partielles. Ainsi, les amis peuvent aider, mais leur aide sera forcément limitée. En ce qui me concerne, je constate que les systèmes d'aide sociale mis en place dans nos sociétés européennes sont déterminants dans la possibilité de pallier au manque de solidarité familiale. Les services sociaux d'aide aux personnes (assistants sociaux, aides psychologique et financière,...) m'ont vraiment permis de surmonter des périodes difficiles sans, comme on le fait souvent croire, faire de moi une éternelle assistée.
Ce qui manque enfin, tout simplement et tout bêtement, c'est l'affection d'une famille. Ma famille était tellement destructrice que je n'imaginais même pas que l'affection puisse venir d'une famille. Par ailleurs, le fait même d'avoir dû partir pour sauver ma peau, d'avoir dû rompre toutes les attaches et tailler dans le vif mes propres liens d'affection est un acte qui durcit l'âme, d'une certaine façon. On ne se laisse plus aller à ses sentiments, on refuse de vouloir croire qu'on pourra un jour ou l'autre s'appuyer sur des sentiments, les siens ou ceux des autres. On vit "comme si" l'affection n'était pas nécessaire à notre vie. Parce que s'il fallait s'avouer qu'elle était nécessaire, on serait obligé de voir le manque en face. Et d'avouer que ce manque est immense.
Pour conclure, je dirais que, si quitter sa famille peut s'avérer nécessaire dans toute une série de cas, pour reconstruire sa vie après la maltraitance, ce n'est pas pour autant une solution miracle. La maltraitance est une déficience familiale profonde, et même si on reste en contact avec sa famille, on n'échappe ni au constat de cette déficience, ni à la sensation de perte qui en découle. Dans mon cas, la séparation a permis de limiter les dégâts, mais elle n'est pas sans séquelles. Selon moi, il est socialement important (et cela n'est pas encore assez fait) de s'intéresser à tout ce qui peut être mis sur pied pour répondre aux besoins non résolus de tous ceux qui sont amenés à vivre sans famille (dont les ex-enfants maltraités font partie, mais ils sont loin d'être les seuls).