Petits mensonges qui rassurent

Publié le par Plume

Le courtier est assis en face de moi, avec à la main la liste des questions du formulaire de l'assurance. Bien sûr, ces gens-là n'assurent les gens qu'après avoir pris un certain nombre de précautions:

- Avez-vous été hospitalisée durant ces dix dernières années? Si oui, pour quel motif?

-  Prenez-vous des médicaments de façon régulière? Si oui, lesquels?

- Suivez-vous un traitement régulier? Psychothérapie, kinésithérapie, ...

Et la liste de question se poursuit de cette façon pendant deux pages entières.

 

Que répondre? Je sais que je ne fais pas courir plus de risque à mon futur assureur que les personnes bien sous tous rapports à qui il n'est arrivé (jusqu'ici) aucun accident de parcours. Mais lui, le verra-t-il de cette façon lorsque j'aurai expliqué que je suis en thérapie, que je prends des anxiolithiques et que j'ai déjà été hospitalisée pour dépression ? Mon passé joue contre moi. On risque de me refuser l'accès à cette assurance parce qu'on juge que qui a un passé lourd aura un futur lourd.

 

Je décide donc de mentir. Oui, j'ai été autrefois hospitalisée pour dépression (ils pourront sans doute le vérifier) mais non je ne prends plus de médicaments. Actuellement tout va bien et je n'ai plus besoin d'un suivi psychologique. Le questionnaire ainsi complété est renvoyé à la compagnie, qui décide de m'accorder l'assurance ... et qui ne le regrettera sans doute pas. Quelqu'un qui est conscient de ses problèmes et les soigne est sans doute beaucoup moins à risque qu'un inconscient qui prend n'importe quels risques parce que la maladie, ça n'arrive qu'aux autres.


J'ai été amenée plus d'une fois à mentir de la sorte. Le mensonge le plus important que j'ai commis a eu lieu pendant la procédure d'acceptation comme famille d'accueil. Lorsqu'on se propose pour accueillir des enfants en difficultés, placés par le juge en famille d'accueil, on traverse une période de candidature comparable à la période de préparation des familles adoptantes. Cette procédure a pour objectif de préparer les membres de la famille d'accueil à la concrétisation de ce qui pour eux n'est qu'un rêve, mais aussi d'évaluer leur capacité à prendre soin d'un enfant. Au cours de cette procédure, chacun des deux futurs parents d'accueil est longuement interrogé sur son enfance, les difficultés qu'il y a rencontrées, ce qu'il en retire et les rapports qu'il a avec ses propres parents.

 

J'étais convaincue que si je parlais de mon passé de maltraitance, on ne me laisserait pas accueillir d'enfant. Je trouvais cela profondément injuste puisque dans ma famille d'origine, on a pu accueillir et adopter des enfants, tout simplement parce que ma famille cachait de façon assez habile ses fonctionnements maltraitants. Par contre, ma franchise risquait de jouer contre moi, dans la mesure où notre société continue de véhiculer des préjugés aussi faux que ravageurs: si on a été maltraité, on ne peut que reproduire cette maltraitance, on reste une personne instable dans ses attachements, etc. Je craignais de faire les frais de ces préjugés. Je ne pouvais pas accepter l'idée qu'après avoir été victime de maltraitance, la société me refuse le bonheur d'être maman d'accueil parce que j'avais ce passé-là. Ca me semblait une forme de double peine.

 

J'ai donc décidé de mentir ou plus exactement, d'adoucir la réalité. J'ai longuement préparé avec mon entourage les entretiens avec les services de placement en famille d'accueil. J'en suis arrivée à une version de mon passé où je ne parlais pas de maltraitance mais où je reconnaissais que des dissenssions et des difficultés familiales m'avaient amenée à des liens plus distendus avec ma famille d'origine. Les services n'ont donc jamais su que j'avais été battue et violée au sein de ma famille, ni que j'avais définitivement coupé les ponts avec eux. En revanche, ils ont su de façon claire que ma famille d'origine ne serait pas un relai ou un appui dans ce projet d'accueillir un enfant et ils ont su que je portais un regard critique sur l'éducation que j'avais reçue et que j'étais animée du désir d'éduquer autrement que je ne l'avais été.

 

Finalement, la décision des services de placement a été positive et une petite fille est arrivée à la maison. Elle a été bien accueillie et mon attitude durant l'accueil de cette enfant s'est révélé conforme à ce que j'avais raconté sur moi, ma vision de mon rôle de parent d'accueil, ma conception de l'éducation, etc. Les relais sur lesquels j'ai pu compter dans ce projet, essentiellement mes collègues et mes amis, ont été ceux que j'avais prévus.Finalement, mon "mensonge" s'est révélé plus conforme à la réalité que de prétendues vérités que les gens n'entendent pas pour ce qu'elles sont. Pourquoi aurais-je dû me stigmatiser en tant qu'enfant d'une famille maltraitante, ce que beaucoup assimilent à futur agresseur potentiel bien plus facilement qu'à adulte résiliente et qui s'en sort?

 

Pourtant, il est difficile de se sentir à l'aise par rapport aux écarts qu'on est amené à faire par rapport à une notion stricte et absolue de "Vérité". Après la maltraitance, nous avons un tel désir de réhabilitation de nous-mêmes, y compris dans ce que nous avons vécu de pire, que nous nous imaginons devoir communiquer à tous la version "véritable et in extenso" de ce que nous sommes et de ce que nous avons été. Mais c'est là préjuger de l'intelligence et de la compréhension absolue de tous nos interlocuteurs. Ce n'est pas seulement en préjuger, c'est l'exiger, explicitement ou implicitement.

 

J'ai mis longtemps à comprendre que je devais être prudente avec mon propre désir de vérité et de compréhension. On croit être honnête et en réalité, on impose à autrui de faire face à des choses auxquelles peu sont préparés. Combien de personnes ont pris le temps de réfléchir et de remettre en question les préjugés habituels et courants sur la maltraitances et sur les difficultés psychologiques qui sont censées en découler à l'âge adulte? Votre assureur l'a-t-il fait? L'instituteur de vos enfants l'a-t-il fait? Votre baby-sitter l'a-t-elle fait? Votre chef de service et vos collègues de bureau l'ont-ils fait? De temps en temps, il est intéressant et constructif de prendre le temps d'expliquer et de conscientiser ces gens. De temps en temps, il vaut mieux donner à ces gens la version des faits dont ils ont besoin pour fonctionner et qui nous fera perdre le moins de temps.

 

Ainsi mon assureur, par exemple, a juste besoin d'être rassuré sur le fait que je ne passerai pas la moitié des vingts prochaines années à hanter les hôpitaux ou que je ne me suiciderai pas dans 6 mois. Bien sûr, je peux lui expliquer que, contrairement aux statistiques partiales et partielles sur lesquelles il se base, on peut bien gérer sa santé après un passé de maltraitance. Mais je risque de ne pas être comprise, de ne pas être crue, ou pire, de me heurter à une logique bureaucratique (Madame, dans votre cas, je suis obligé de refuser de vous assurer ou de majorer la prime). Lui dire ce qu'il veut entendre et qui le rassure est beaucoup plus économe en temps et en énergie. De plus, dans ce cadre, le "mensonge" s'avère plus proche de la "vérité", et le paradoxe est bien là.

 

En conclusion, je crois qu'il faut oser prendre sur soi de donner à autrui ce que nous estimons comme une version juste de "la vérité". Il ne faut pas confondre la soit-disant vérité des faits tous crus, qui en général ne s'avèrent pas seulement crus mais bien amers, avec une vérité accessible  et proche ce que les gens sont capables d'entendre.

Publié dans Traces

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