Les mistrals gagnants

Publié le par Plume

Aussi loin que remonte ma mémoire, je me suis imaginée avec des enfants. Lorsque j'étais moi-même enfant, j'étais intarissable dans le choix des prénoms de ma future progéniture... Il y avait tant de prénoms, et les choix allaient être si difficiles, que forcément, j'envisageais d'en avoir beaucoup. Ensuite les années ont passé. Observant mes parents qui s'en sortaient fort mal avec nous, au point de nous maltraiter, j'ai peu à peu ramené le nombre d'enfants souhaités vers des chiffres plus raisonnables. Généralement, ça oscillait entre trois enfants, les  jours de grand raisonnable, à cinq, les jours de grand rêve.

Les enfants, pour moi, c'était une évidence. Une famille maltraitante est une famille dont on sort peu. Il y avait donc peu de relations possibles, peu d'horizons ouverts, en dehors de la famille. Par conséquent, un projet d'avenir, c'était forcément un projet familial. Avec de grandes attentes réparatrices à la clé. La famille que j'allais fonder, la nouvelle famille, elle serait forcément heureuse, dialoguante, bientraitante, ... et forcément aussi, j'étais prête à tout sacrifier à ça: carrière, vie professionnelle et projets personnels, ... tout cela passait après. Bien après. Il fallait réussir cette nouvelle famille, cette famille "à moi".

A la fin de ma quinzième année, de viol en viol, est arrivée cette grossesse inattendue et taboue, cet enfant qu'il a fallu faire disparaitre pour faire disparaitre avec lui la preuve du crime qui l'avait mené à exister. La clandestinité de l'avortement, dans ces années-là, permettait de cacher plus encore les clandestinités criminelles des familles incestueuses. Mon enfant est donc parti. Et avec lui une part de mon âme et de mon désir d'exister.



Je ne veux pas parler de la mort de mon enfant: ça a été un drame personnel et privé. Ce chagrin n'appartient qu'à moi et je ne souhaite pas qu'il figure sur un blog. Par contre, ce dont je voudrais vous parler, c'est de ce qui s'est passé après, des conséquences de tout ceci.

J'ai vécu comme coupée en deux. Une part de moi-même racontait encore qu'elle aurait une grande famille avec beaucoup d'enfants. C'était un discours conscient et fait de mots mis bout à bout qui donnaient un discours clair et "normal": celui qu'on attend d'une jeune femme à l'entrée dans l'âge adulte, à l'heure où elle se met en couple et s'installe dans son propre chez soi. Mais une autre part de moi-même était à l'oeuvre, aussi souterraine que décidée, et elle avançait dans une toute autre direction.

C'est à cette période-là que je me suis mise à donner la priorité à ma vie professionnelle sur les autres aspects de ma vie, à privilégier les études, puis les professions et les loisirs qui demandaient un fort engagement de soi. Lorsqu'on me demandait si je voulais encore des enfants, je déclarais que oui, bien sûr, mais que rien n'était pressé. La priorité, restait d'avoir des enfants, mais il fallait préparer leur arrivée: il fallait un logement attrayant, des ressources matérielles, une sécurité dans mon couple, ... J'accumulais les exigences et je vivais ainsi dans un grand chantier préparatoire à mon mon projet familial.

J'ai mis de longues années avant d'oser interroger les médecins sur les séquelles (d'abord physiques) de l'avortement forcé qu'on m'avait fait subir. Mes questions étaient floues et les réponses reçues l'étaient tout autant. A 27 ans, à la question "Est-ce que je pourrai encore avoir des enfants?", il m'avait été répondu "Vous pouvez toujours essayer". Une réponse que j'ai interprétée comme une façon de ne pas oser me dire en face qu'il y avait fort peu de chances que je puisse encore en avoir.

J'ai donc vécu durant de longues années avec l'idée que ce qui m'était arrivé m'avait rendue stérile mais que les médecins n'osaient pas me le dire. Pendant toutes ces années, mon compagnon m'ayant quittée, je m'imaginais être une mauvaise partenaire et je fuyais les occasions de fonder un nouveau couple puisque je me croyais stérile et pensais que mon compagnon pourrait me le reprocher. J'ai donc continué à fonder ma vie sur ma carrière professionnelle, de plus en plus intéressante, dans la mesure où je m'y investissais beaucoup, et des projets personnels, des voyages notamment ... De temps en temps, je rêvais encore à la famille heureuse que j'aurais aimé fonder si les circonstances évoluaient miraculeusement, mais je n'aurais su dire quel miracle au fond j'étais en train d'attendre.

J'ai mis énormément de temps et c'est passé 35 ans que j'ai osé affronter les médecins, tout expliquer clairement et réclamer des réponses à toutes mes questions. Après tout ce temps, après toute cette souffrance de vivre une vie en en souhaitant une autre, j'ai appris des médecins que selon eux, je n'avais pas plus de risque d'être stérile après un avortement que n'importe quelle autre femme après n'importe quel parcours de vie. Cette découverte tardive ne m'a pas seulement soulagée mais m'a permis de regarder ma vie autrement.

J'ai alors pris conscience que ma difficulté à avoir des enfants tournait autour de facteurs plus psychologiques et personnels que physiques. C'est sans doute pourquoi, durant toutes ces années, sans oser me l'avouer, j'avais construit une vie de femme sans enfants qui en valait la peine: avec des projets, des engagements, des rôles sociaux et un sentiment d'utilité personnelle qui me donnaient le sentiment que ma vie, même sans enfants, était une vie valable. Certes, je resterai toute ma vie dans le regret des "mistrals gagnants" et du dialogue affectueux et intime que j'aurais aimé avoir avec les enfants que je n'ai pas eu, mais je suis devenue également capable de profiter de ma vie telle qu'elle est, à savoir sans enfants, et de l'accepter ainsi.

Publié dans Cette histoire-là

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