Le suivi social des anciennes victimes d'inceste

Publié le par Plume

La première fois que j'ai demandé à être suivie par une assistante sociale, je devais avoir 27 ans. J'avais obtenu un rendez-vous avec une travailleuse d'un centre de santé mentale implanté dans un quartier plutôt défavorisé. Elle m'a écoutée gentiment expliquer en quoi j'avais besoin de son aide, puis m'a sorti bravement la liste de quelques écoles donnant des cours de langues, se demandant visiblement pourquoi je ne faisais pas ces démarches moi-même.

Il semblait aller de soi qu'étant universitaire, je devais être capable de remplir par moi-même documents et formulaires, de rechercher les renseignements dont j'avais besoin et de me débrouiller face aux arcanes de l'administration. Au deuxième rendez-vous, je me sentais terriblement mal à l'aise, avec le sentiment d'occuper une place qui aurait dû revenir à quelqu'un d'autre, quelqu'un de réellement nécessiteux. Au troisième rendez-vous, je me sentais à ce point malvenue que j'ai décidé de laisser tomber.

Pourtant, dix ans plus tard, je bénéficie, dans le cadre d'un service de santé mentale, d'un suivi social qui répond vraiment à mes besoins. Dans ce suivi, je peux discuter et mettre en place les démarches concrètes pour éviter de replonger dans le marasme et la dépression.  Je peux aussi discuter très ouvertement des implications de mon passé de maltraitance dans mes démarches administratives et dans ma vie actuelle. La psychothérapie ne permet pas de s'impliquer de cette façon dans les démarches concrètes et quotidiennes de la personne. Seul le suivi social permet de répondre à ce type de besoins.

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 Le suivi social des anciennes victimes d'inceste est un suivi un peu particulier et il nécessite quelques explications.

 La première erreur consiste à croire que la psychothérapie permet de couvrir entièrement la démarche de reconstruction des anciennes victimes. Or la thérapie, même si elle reste un élément le plus souvent essentiel, ne suffit pas toujours. A certaines périodes, les anciennes victimes n'ont pas la force de mettre en application seules ce qu'elles jugent pourtant nécessaire à leur rétablissement. Un exemple: une ancienne victime avec de grosses angoisses ou sortant d'un épisode dépressif ne pourra pas toujours entreprendre seule les démarches qui lui permettront de se reconstruire un cercle social et des activités constructives. L'appui d'un assistant social qui la soutient dans ses démarches permettra la reprise d'activités de loisirs et/ou professionnelles, ainsi que la ré-implication de la personnes au sein de son entourage proche.

La seconde erreur vient de l'idée, erronée selon moi, que le suivi social s'adresserait uniquement à des personnes peu formées et culturellement défavorisées, en difficulté avec l'écrit et avec les rouages administratifs de notre société, que l'assistant social se devrait d'assister dans leurs rapports avec l'administration. Or les anciennes victimes de mauvais traitements ne sont pas forcément défavorisées culturellement. Elles ne sont pas toutes peu formées (certaines ont même trouvé dans des études assez poussées de quoi les aider à s'en sortir). La tendance est dès lors de considérer que le suivi social ne s'adresse pas à elles et qu'elles seront capables de se prendre complètement en charge sur ce plan.

Pourtant la capacité intellectuelle et le degré de formation n'ont rien à voir avec la capacité à se prendre en charge dans ses démarches concrètes,  laquelle est liée à d'autres facteurs, comme la capacité d'assumer les implications émotionnelles et affectives de certaines démarches. Un exemple: une ancienne victime entame des démarches pour changer de nom et ne plus porter celui de la famille maltraitante. Même si elle a en elle les ressources intellectuelles pour entamer ce processus, il faut envisager l'idée qu'elle ne sera pas toujours capable de le mener à bien jusqu'au bout si elle ne bénéficie pas d'un suivi par un assistant social qui l'appuie à chaque étape: face à la demande où il faut expliquer ses motivations, face à l'enquête dans la famille d'origine, etc.

La dernière erreur revient à penser que lorsque l'ancienne victime s'est stabilisée dans sa vie d'adulte, elle n'a pas plus de difficulté que tout un chacun et que les démarches auxquelles elle est confrontée n'offrent pas plus de difficulté que celles de "Monsieur et Madame tout le monde". Cette approche est erronée en ceci que des démarches identiques ne seront pas vécues de façon identique et ne mettront pas en jeu des réponses identiques. Un exemple: une ancienne victime de maltraitance se voit convoquer par le PMS de l'école de son enfant. Comme cela arrive sans doute à beaucoup d'autres parents. Mais pour cette maman-là, cela va mettre en jeu énormément de choses: Suis-je une bonne mère malgré que j'ai été maltraitée? N'ai je pas une part de responsabilité dans les problèmes de mon enfant? Faut-il dire au psychologue du PMS que les grands-parents de l'enfant étaient des parents maltraitants? Etc. Le fait de pouvoir préparer l'entrevue avec le PMS dans le cadre d'un suivi social peut se révéler salutaire.

Est-ce à dire que les questions que j'ai abordées dans mes exemples ne peuvent pas être abordées dans le cadre de la psychothérapie? Elles le seront, bien sûr, mais sans doute sur un plan plus "thérapeutique", précisément: Que ressentez-vous par rapport à ces démarches? En quoi vous font-elles revivre des difficultés de votre passé? Etc. Le suivi social permettra par contre de "débloquer" la situation concrète: de rédiger la lettre de demande avec l'assistant social, de préparer ensemble le rendez-vous ou l'appel téléphonique qui angoisse, ...

Faut-il pour autant que toutes les anciennes victimes soient suivies sur le plan social, en plus de la psychothérapie et du suivi psychiatrique et médical? Je ne crois pas. Le besoin de ce type de suivi se fait plus sentir à certaines périodes de l'existence, et concerne sans doute plus certaines des anciennes victimes que d'autres.

Par contre, je trouve essentiel de reconnaître ce besoin lorsqu'il se fait sentir, et de pouvoir y répondre adéquatement, sans se laisser berner par les erreurs que j'ai décrites dans cet article. Je trouve essentiel également de prendre conscience de l'atout que peut constituer ce type de suivi dans le rééquilibrage des anciennes victimes, dès lors qu'il est utilisé à bon escient. Il me semble parfois que cet outil est sous-utilisé parce que son utilité est sous-évaluée.

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