De Fil en aiguille

Publié le par Plume

Lorsque j'ai quitté ma famille, je me sentais épuisée et creuse. J'ai commencé à bâtir une vie mais cette vie était si loin de moi... Je bossais dans le secteur bancaire. J'étais fière, après ce qui m'était arrivé (mais que nul ne savait), d'être parvenue à occuper un poste dans une entreprise renommée et d'envergure. Je vivais en couple et j'étais fière là aussi d'avoir trouvé un homme qui veuille bien de moi (malgré qu'il savait ce qui m'était arrivé).

J'étais fière et malheureuse. Ma vie ne me plaisait pas du tout. Chaque jour en partant pour le boulot, j'avais l'impression que mes pieds auraient voulu marcher à l'envers vers la maison. A la maison, j'étais au lit à 17h, je souffrais d'hypersomnie et je ne mangeais quasi plus rien. Ma vie ne me semblait pas seulement triste, elle me semblait surtout insensée. Chaque jours je me disais: "Je n'ai tout de même pas traversé la maltraitance, résisté avec autant d'opiniâtreté et d'énergie pour arriver à une vie comme ça, qui n'a pas de sens et qui n'en vaut même pas la peine!" ... Je ne comprenais plus rien et je me demandais ce que s'en sortir voulait dire.

Le médecin, consulté, m'a annoncé que je faisais une dépression. Je ne comprenais pas, il me semblait avoir tout pour être heureuse: un boulot, un compagnon, la sécurité, ... Le médecin m'a répondu "C'est peut-être parce que vous vous sentez en sécurité que vous osez enfin craquer ..." La dépression me laissait dans des états d'épuisement et de détresse sans fond. On a dû m'hôspitaliser.

Lorsque je suis arrivée à l'hôpital, je pensais avoir atteint le fond du trou. J'étais devenue incapable d'assumer ma vie dans la société et il fallait me placer dans un lieu qui consacrait mon incapacité à vivre "normalement". Que pouvait-il m'arriver de pire? J'avais l'impression d'avoir atteint le point le plus bas de toute mon existence. Et pourtant la maltraitance était finie, elle était derrière moi ... Seulement, voilà, elle avait encore ce pouvoir-là sur moi.

Une fois là-bas, j'ai dit à mon compagnon: "Ramène-moi ma broderie, s'il-te-plaît, ça m'occupera". Il s'agissait d'une vieille broderie au point de croix, avec des petits oursons entourant un sapin de noël. Je l'avais achetée des années auparavant et jamais terminée. J'espérais que ça m'aiderait à passer le temps, que je risquais de trouver long, à ne rien faire dans cet hôpital.



C'est le point de croix qui m'a tirée hors de l'hôpital, hors de la dépression, hors de cette vie qui ne me convenait pas. De petite croix de fil en petites croix ajoutées les unes aux autres, j'ai bientôt eu fini le motif avec les oursons. Je suis devenue insatiable: j'adorais le point de croix, et la broderie en général. Quand j'allais un peu mieux, je sortais de l'hôpital pour aller m'acheter des livres et revues de broderie regorgeant de motifs en tout genre. J'adorais acheter les petits écheveaux de fil de coton de couleurs vives. A l'époque j'ai brodé pour tout mon entourage: des pochettes, des sets de table, des serviettes de bain, etc.

Je suis ensuite passée au cartonnage. Je réalisais moi-même mes boîtes de rangement: rondes, carrées, hexagonales, recouvertes de papier ou de tissus, ... Je devenais capable de créer mes propres modèles. Mes outils de travail commençaient à prendre de la place. A la maison, il avait fallu m'installer une table de travail et des étagères pour ranger mon matériel. Lorsque je quittai l'hôpital pour de bon, j'avais un nouveau projet: reprendre des études où grâce à la créativité manuelle on aidait les personnes en difficulté de vie à se reconstruire.

Je n'avais plus le sentiment que ma vie était insensée: j'avais un projet à moi et si c'était pour créer et m'occuper d'autres personnes que la vie avait malmenées, alors ma vie en valait la peine. Je n'ai pas seulement réalisé ce projet-là, j'en ai réalisé bien d'autres par la suite. Après mes études, j'ai entamé une nouvelle vie professionnelle, dans "le social", qui correspondait tellement mieux à mes aspirations que le secteur bancaire, j'ai enseigné, j'ai pris des responsabilités dans des institutions, ...

Malgré tout ce chemin parcouru, tous ces défis réussis, il m'arrive encore parfois d'avoir le sentiment que ma vie m'échappe, qu'elle n'a pas de sens, que malgré tout ce que j'ai fait pour m'arracher au goufre de ce passé-là, il est encore en moi à me ronger l'âme. Dans ces moments-là, je me replie vers ces toutes petites choses que peuvent créer mes dix doigts. Et de fil en aiguille, entre les mailles d'un tricot, entre les points d'une broderie, je retrouve quelque chose d'essentiel qui me permet de renouer avec le sentiment d'être capable, d'exister, et de pouvoir produire une vie qui a du sens.

Publié dans Ça fait vivre …

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